Comment les réseaux sociaux ont déclenché et façonné la révolution au Népal

De la fumée s'élève des bâtiments de Katmandou, au Népal, alors qu'ils sont incendiés lors de la deuxième journée de manifestation contre la corruption, qui tourne à la violence lorsque la police recourt à la force meurtrière le 9 septembre 2025. - Subaas Shrestha
C’est une véritable révolution numérique, mais pas au sens habituel. Au Népal, la colère de la jeunesse s’est exprimée à la fois dans les rues de Katmandou et sur des plateformes comme Discord ou Bitchat. Il y a moins d’une semaine, les manifestations de la génération Z ont embrasé la capitale: des ministères, le Parlement et la Cour suprême ont été incendiés, provoquant la chute du gouvernement de Khadga Prasad “KP” Sharma Oli. Ces affrontements ont fait, selon les derniers décomptes, au moins 72 morts et 2000 blessés.
Tout a commencé avec la tentative du gouvernement d’interdire certains réseaux sociaux (26 au total), perçue comme une atteinte directe à la liberté d’expression. La technologie que l’État voulait bannir est devenue, en quelques jours, l’un des principaux outils de mobilisation et de réorganisation politique.
La colère de la “Gen Z”
“La nouvelle génération népalaise est très connectée. C'est un pays de montagne où beaucoup de villages sont très peu accessibles, mais maintenant, jusque dans le village le plus lointain, où il faut trois ou quatre jours de marche, il y a un téléphone, il y a internet, les gens sont connectés et ont accès et voient tout ce qu'ils n'ont pas et ce que d'autres ont”, raconte Jean-Christophe Ryckmans, docteur en sciences politiques et directeur de CPCS, une ONG qui œuvre pour les enfants de rue au Népal.
Le hashtag #NepoKids, contraction de “népotisme”, a rapidement cristallisé la frustration des Népalais. Il pointait le contraste entre le quotidien des citoyens ordinaires et le train de vie ostentatoire des enfants de dirigeants politiques sur Instagram. "Cette jeunesse très connectée, ayant vu que soudainement on leur coupait l'accès à toutes leurs plateformes, sauf Discord et quelques rares autres, en a eu marre. Internet et les réseaux sociaux sont vraiment l'espace d'expression nouveau dans la région, et pas seulement au Népal", ajoute Jean-Christophe Ryckmans .
Discord, le "nouveau parlement virtuel"
Face à ces restrictions, les internautes ont trouvé des alternatives. L’utilisation de VPN a explosé, Proton VPN signalant une hausse de 6.000 % des inscriptions au Népal. Certains se sont également tournés vers Bitchat, application fonctionnant via une réseau maillé Bluetooth et créée par Jack Dorsey, co-fondateur de Twitter. “Là, quand vous en avez besoin”, a écrit Dorsey sur X, évoquant la “hausse soudaine” des téléchargements de l’application lors des manifestations.
“Le Parlement népalais, c’est aujourd’hui Discord”, peut-on lire sur l'un des principaux serveurs de la révolte, qui réunit plus de 145.000 personnes.
Alors que l’armée maintient un couvre-feu et que le pays s’enlise dans une impasse institutionnelle, plus de 100.000 citoyens se réunissent désormais sur Discord, l’une des rares plateformes restées accessibles et capables d’accueillir un grand nombre d’utilisateurs. Transformée en véritable "parlement virtuel", capable de gérer simultanément des centaines de milliers d’utilisateurs, la plateforme est devenue le centre des décisions politiques.

Après plusieurs jours de débats et de sondages en ligne, la communauté, qui compte désormais près de 200.000 membres, s’est accordée sur un nom: Sushila Karki, 73 ans, ancienne présidente de la Cour suprême, proposée comme candidate lors des discussions avec l’armée. Shaswot Lamichhane, modérateur du serveur et représentant du groupe auprès des militaires, explique au New York Times : “L’idée était de recréer une forme de mini-élection”. Joint par Tech&Co, l’ambassade du Népal à Paris confirme que Sushila Karki a bel et bien prêté serment vendredi 12 septembre au soir devant le président du pays, Ramchandra Paudel, mais n’a pas fait plus de commentaire.
D’autres figures ont émergé sur la plateforme, comme Sagar Dhakal, ancien candidat politique, et Kul Man Ghising, ex-directeur de l’autorité nationale de l’électricité, qui ont participé à des échanges en direct. Et pour Jean-Christophe Ryckmans, “c’est quelque chose de très surprenant”. C’est même “une leçon”. “C’est un mouvement qui en l’espace de quatre jours a renversé un gouvernement qui était bien en place. Il était même composé des trois principaux partis vainqueurs des dernières élections”.
Une élection en ligne, légitime ?
La nomination de Karki marque un tournant historique: pour la première fois, une élection s’est jouée sur un réseau social. Mais sa légitimité est déjà remise en question. "La plateforme Discord, est aujourd’hui accessible uniquement par un petit nombre de personnes, même si cela représente quelques dizaines de milliers à centaines de milliers de personnes qui se sont prononcées, est-ce représentatif pour presque 30 millions d’habitants?", commente le docteur en sciences politiques. "C'est ce que reprochent justement les partis politiques traditionnels, élus démocratiquement en 2022 lors des dernières élections, qui considèrent d'ailleurs la fin du Parlement comme inconstitutionnelle et demandent qu'il soit remis en place. Le parlement, qui, pour rappel, a été brûlé".
Certes, cette consultation en ligne n’a pas de valeur officielle, mais sa portée symbolique est immense. “On leur a vendu à cette jeunesse tout un ensemble de droits. Pour le Népal, si on revient là-dessus, ils sont nés après la guerre civile (de 1996 à 2006, NDLR) pour la plupart. Mais ils ont entendu parler de tous les droits, donc on leur disait qu'il fallait avoir accès à des postes, avoir accès à des terrains, avoir accès à pas mal de choses. Donc on se retrouve avec une jeunesse à laquelle on a fait des promesses, et ces promesses n'ont pas été abouties, ni satisfaites. Elle a donc utilisé son moyen d’expression quotidien, les réseaux sociaux, pour faire entendre sa voix”, explique Jean-Christophe Ryckmans.
"Nous devons travailler en accord avec la pensée de la génération Z. Ce que ce groupe réclame, c’est la fin de la corruption, une bonne gouvernance et l’égalité économique", a annoncé l’ancienne présidente de la Cour suprême.
Le nouveau pouvoir devra désormais composer avec cette “génération Z” qui, dans la rue comme en ligne, exigeait “la fin de la corruption”. “Nous devons travailler en accord avec la pensée de la génération Z”, a reconnu Sushila Karki dans ses premières déclarations publiques.
Un exemple... qui n'est pas si unique
“Je pense que progressivement, les réseaux sociaux continueront à activer ce genre de mouvance, et possiblement dans d'autres pays de la région. Il y a aussi une situation complexe en Inde, avec énormément de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, tandis qu'une autre partie de la population vit dans un luxe très ostensible. Il y a un moment où cela devient intolérable, et les gens, sur les réseaux, se retrouvent en force et décident de s'engager”, lâche Jean-Christophe Ryckmans.
Selon lui, ce phénomène ne se limite pas qu'au Népal : “ce qui s’est passé au Sri Lanka, au Bangladesh l'an dernier, ou plus récemment en Indonésie, montre une génération connectée qui a besoin de cet espace démocratique”. À l’ère des réseaux sociaux donc, les révolutions naissent autant dans les flux numériques que sur les places publiques.